L’art difficile de poser la bonne question

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5_EIN-21-Sones-400.jpgKeith Sones

Chacun de mes articles fait valoir un argument.  Celui-ci est dédié à mon e-mentor qui m’a inspiré de façon invisible et sans faillir.  Vivian Krause. Vous pouvez la trouver sur fairquestions.typepad.com.  Lisez ses articles, c’est important.

A 54 ans et ayant grandi dans un environnement low-tech dans une petite ville du Canada, j’ai parfois du mal à m’intégrer dans notre vie high-tech actuelle.  Certaines choses ne viennent pas naturellement. Comme internet, que j’appelle parfois l’interweb, le Google et “la chose pour les questions sur l’ordinateur”. Comme vous vous en doutez, mes enfants m’ont donné d’autres noms encore.

Les réseaux sociaux me déconcertent. Je suis d’accord avec le concept de LinkedIn car c’est dédié à un groupe de professionnels aux vues similaires désirant se connecter et profiter d’opportunités d’emploi.  Je n’ai jamais été sur Facebook car j’ai toujours pensé que le meilleur moyen de construire et d’entretenir des relations était de discuter autour d’un café ou, en deuxième choix, d’utiliser Ma Bell pour parler.  Je me suis promené dans les couloirs de Twitter et tout le monde avait l’air de se crier dessus.  Dans ma ville natale, nous appelons ça “aller au bar et rester jusqu’au dernier service”. 

Je pourrai continuer mais cela suffit pour vous dire qu’il y a certaines choses dans ce monde digital hyper connecté, mené par les technologies, qui ne me mettent pas à l’aise.  Cependant, il y a quelque chose que j’aime beaucoup faire. C’est une activité que nous faisons depuis des siècles.  Quelque chose que nous faisions sans effort à l’âge de trois ans mais que nous avions oublié dès nos 23 ans. Une aptitude qui nous a permis de gagner des guerres, créer des richesses inimaginables, et qui permet à certains de vivre le bonheur conjugal quand d’autres peinent à organiser trois rendez-vous galants d’affilé.  Ça a l’air simple mais c’est très difficile et cela fait polémique car il faut arracher les gens et parfois toute une organisation de leur zone de confort. 

Deux évènements distincts m’ont permis d’avoir une illumination et m’ont fait réaliser à quel point cette aptitude est si cruciale.

Evènement #1. Au début des années 1990 et fraîchement diplômé dans le domaine de la santé et de la sécurité j’ai rejoint une grande entreprise axée sur l’ingénierie et j’étais très heureux de travailler pour une entreprise connue pour ses prouesses technologiques et centrée sur la sécurité de ses employés.  Mon chef travaillait là depuis des années et était fier de sa fonction et de ses accomplissements.  Il m’a pris sous son aile et m’a montré les systèmes et processus en place dans l’entreprise.  Il était clair que beaucoup de gens avaient énormément travaillé pour construire et maintenir ces programmes. 

La formation des employés était l’un des sujets qui recevait le plus d’attention.  Il y avait tout un catalogue de sessions de formations disponibles et la majorité de mes collègues passaient leurs journées à planifier, créer, approfondir et donner des cours de formation.  En fait, juste avant mon arrivée, le titre du poste a été changé pour passer de formateur en sécurité à coordinateur en sécurité.  Etre devant une salle de classe avec une baguette et une série de diapositives transparentes en acétate (si vous savez ce que c’est, vous avez mon âge. Sinon vous pouvez utiliser le Google) était une énorme source de fierté pour mes collègues.  Les membres de l’audience avaient parfois un autre point de vue, mais les pros de la santé et sécurité étaient là pour inspirer, éduquer et s’assurer que tout le monde ait les connaissances requises pour leur travail.

Un jour, je consultais les rapports d’accidents créés par le même groupe de collègues lorsque les choses ne se sont pas passées comme nous l’espérions.  Pour une raison que j’ignore, un rapport m’a vraiment sauté aux yeux.  Un charpentier s’était coupé la main sur une scie d’établi et s’était gravement blessé.  “Aïe”, me suis-je dit, “c’est mauvais et cela aurait pu être pire”.  J’ai lu le reste des pages et j’en suis arrivé à la section qui contenait les réponses au sujet « Voilà comment nous allons nous assurer que ce type d’accident n’arrive plus jamais ». Dans le métier de la sécurité, et surtout pour un nouveau comme moi, c’est là que des siècles de sagesse accumulée par des milliers de spécialistes sont concentrés en quelques actions qui, une fois mises en place, éliminerons les blessures à l’avenir.  C’est pourquoi nous choisissons cette vocation, nous voulons rendre ce monde plus sûr. 

Après la lecture des mesures correctives suggérées, j’ai vu que l’employé avait été inscrit à une formation pour s’assurer que l’incident ne se reproduirait pas. Confus, j’ai arrêté ma lecture et j’ai appelé mon chef.  “Depuis combien de temps cet homme exerce-t-il le métier de charpentier?” demandais-je. “Je ne sais pas, plus de 20 ans au moins.” répondit-il.  J’ai relu la section des mesures correctives et puis j’ai demandé : “Il va être formé à quoi?”.  Mon chef était un peu plus réservé dans sa réponse et dit : “Il va faire la formation sur l’utilisation sécuritaire des outils électriques.  Il est clair qu’il ne sait pas comment s’en servir correctement.” 

Confus mais non satisfait de cette réponse, je lui répondis: “Mais il est compagnon charpentier, c’est sûr qu’il doit savoir comment se servir d’une scie d’établi.  Ils ne leur apprennent pas ça à l’école de menuiserie ?”. A ce moment, mon chef s’est tourné et m’a regardé dans les yeux.  J’ai remarqué qu’il y avait de la colère dans ses yeux.  “Et bien clairement il ne l’a pas bien appris donc il va devoir suivre une nouvelle formation!”. Cette fois-ci, sa voix était plus forte et comprenait un sous-entendu du genre “hey petit, je suis le chef ici alors arrête avec tes questions.  Tu es nouveau et tu ne connais rien”. Je me suis calmement excusé en disant : “Désolé, c’était juste une question”.  La queue entre les jambes, j’ai laissé tomber le sujet.

Evènement #2. Avance rapide de plusieurs années.  Mon employeur, la description de mon poste et mon niveau d’expérience ont changé de façon significative. Je travaillais à présent pour un fournisseur régional d’électricité  qui venait de s’embarquer pour un important projet de rénovation des systèmes électriques.  Mon rôle était de m’occuper des projets sélectionnés et de les mener au stade de préparation à la construction.  Le besoin d’une sous-station ou d’une ligne de transmission a été identifié sur papier et j’étais chargé d’ajuster le budget, de verrouiller l’emplacement de la station ou le trajet de la ligne, de m’occuper des autorisations auprès des Premières Nations et des municipalités, et de travailler avec les propriétaires de terrains pour s’assurer qu’ils soient très heureux à l’idée d’avoir un système à haut voltage dans leurs jardins.

Est-ce que ça pourrait mal tourner? 

J’ai rencontré Frank au cours d’une belle journée ensoleillée.  J’ai reçu son appel quelques jours auparavant et nous avions convenu de parler de ses préoccupations au sujet de la construction d’une sous-station à environ un kilomètre de sa maison au sein d’une communauté de golf de haute gamme.  Je suis arrivé dans l’aire de stationnement du pavillon des usagers avant 10 :00 et j’ai admiré les vastes maisons occupées par des personnes qui savaient comment jouer au golf (la technologie n’est pas la seule chose qui me consterne).  Les rayons de soleil inondaient le restaurant et à part une poignée de personnes âgées se préparant à aller sur le terrain, nous avions les lieux à nous tout seul. Vu la taille du tas de papiers sur la table, il était évident que Frank avait fait son travail de recherche. 

Après avoir échangé quelques politesses, Frank est allé droit au but.  “Je n’aime pas cette sous-station que vous voulez construire près de chez nous et vous devez la déplacer”.  Très bien donc.  Ce n’était plus la peine de deviner la raison de notre rencontre. “Qu’est-ce qui vous préoccupe, Frank?”, ai-je répondu. “Les champs magnétiques”, répondit-il.  “Ils sont dangereux et ma maison va baigner dedans”. 

Ce fit le début d’une longue relation durant laquelle j’ai fait tout ce qui était en mon possible pour informer Frank des faits. Les prochains mois se sont déroulés comme cela:

Moi: “La station est trop loin pour qu’il y ait des effets sur votre maison.”

Frank: “Non, c’est faux”.

Moi: “Je vais laisser faire des tests pour vous montrer que cela ne pose pas de problème.”

Frank: “Je ne fais pas confiance à vos tests.”

Moi: “Vous pouvez employer le consultant de votre choix et je le paierai”.

Frank: “Vous n’avez pas besoin de cette sous-station de toute façon.”

Moi: “L’électricité dans votre région est à risque si nous ne le faisons pas.”

Et ainsi de suite.

J’ai réalisé que je pouvais dire ce que je voulais, Frank avait toujours un autre angle d’attaque. Alors, durant le long trajet pour aller le voir encore une fois, j’ai décidé de prendre une autre approche.  J’allais lui poser une question, mais elle sera différente.

Nous nous sommes installés autour d’une table au pavillon des usagers et cette fois-ci les nuages ombrageaient le paysage habituellement coloré du terrain de golf. “Frank”, dis-je, “J’ai une question pour vous”.  “Nous avons effectué des tests de champs magnétiques, une tonne de recherche, mesuré des distances vers votre maison, mené deux réunions publiques et nous en sommes là.  Avant d’être à la retraite, vous étiez un avocat durant des années, vous êtes intelligent.  Vous vous êtes surement dit que je serais assez bête pour croire à votre prochain argument mais ça ne sera pas le cas. Alors dites-moi, que se passe-t-il vraiment ?”

Il n’a pas répondu tout de suite, mais je pouvais voir qu’il réfléchissait.  Ses expressions faciales sont passées de la consternation à la colère à la résignation très rapidement.  Finalement, dans un soupir, il dit: “Je suis inquiet pour la valeur de ma maison si vous construisez cette chose.  J’ai beaucoup investi dedans et je ne peux pas me permettre de voir sa valeur baisser.”

Très bien.  Maintenant nous pouvons parler de quelque chose.  Voilà un problème que je pouvais résoudre.  Beaucoup de recherches ont été faites sur ce sujet et nous avons effectué une évaluation, il a finalement accepté le fait que la valeur ne baissera pas.  Cela s’est bien passé et aujourd’hui cette sous-station fournit discrètement de l’électricité à Frank et ses voisins.

Nous avons été conditionné à accepter beaucoup de choses dans la vie sans jamais les questionner.  Nous sommes politiquement corrects trop souvent.  Nous constatons des insuffisances dans l’information et acceptons rapidement des explications qui n’ont pas vraiment de sens.  Nous ne voulons pas contester le point de vue de la majorité ou le status quo et nous lâchons le sujet trop rapidement dans l’effort de sauver la face et pour ne pas être identifié comme un rebelle.  Il est essentiel de poser des questions significatives pour obtenir la vérité. C’est un art perdu.  Si vos capacités sont un peu rouillées, voilà de quoi débuter une conversation.

Que faire si la consommation mondiale de pétrole continue d’augmenter durant les prochaines décennies? Etes-vous d’accord pour sacrifier votre hôpital ou l’école de vos enfants pour payer la différence de prix du pétrole entre le Canada et les E.-U.? Qu’arrivera-t-il à notre économie si nous arrêtons d’extraire du pétrole? Que se passera-t-il si les océans montent plus rapidement que ne le disent les experts?  Nous nous sommes adaptés aux volcans, aux tremblements de terre et aux inondations. Pouvons-nous nous adapter à cela?

Pourquoi dépensons-nous tellement de temps et d’argent à travailler sur des programmes pour sauver les gens de décès accidentels causés par des opioïdes (une bonne cause, ajouterai-je), alors que nous ne nous demandons jamais pourquoi consomment-ils de la drogue en premier lieu?  Quelles sont ces raisons? N’osons-nous pas demander car ces problèmes sont trop gros à résoudre? Devrions-nous reconnaître que nous avons peut-être contribué à ces problèmes? N’y a-t-il pas de solution facile et nous choisissons de nous orienter vers ce qui semble possible? Cela nous touche-t-il de près?

Si un(e) collègue fait du harcèlement sexuel à un(e) autre collègue, le (la) mettriez-vous au défi  au risque d’être marginalisé ou vous tairiez-vous et resteriez-vous un membre du groupe social?

Qu’est-ce qui n’est pas inclus dans les rapports des médias? Pourquoi? Si votre journaliste préféré prend parti ou exclut un côté d’une affaire, le (la) mettriez-vous au défi? Pourquoi pas?

Si votre père malade en phase terminale pourrait vivre quelques semaines de plus grâce à une chirurgie, votre choix est-il basé sur son bien-être ou votre culpabilité?

Est-ce que je garde mon emploi parce qu’il me satisfait ou parce qu’il est sans risque? Même question pour vos relations personnelles.

Est-ce que je vote pour le candidat de mes parents, ma conscience sociale ou le bien économique du pays?

Vous comprenez.  Les bonnes questions ne sont pas une attaque utilisée comme une arme pour gagner un argument. Elles nous permettent de creuser dans tous les problèmes et pas seulement ceux qui nous mettent le plus à l’aise. Souvent, elles vont nous permettre de découvrir une vérité dont nous ne connaissions pas l’existence. Et si nous voulons obtenir de vraies réponses à nos problèmes, nous devons être assez courageux pour poser les vraies bonnes questions.

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