« Que voulez-vous dire, C’EST ELLE QUI DÉCIDE?! »
Keith Sones
Une seule fois dans ma vie, le temps s’est arrêté. Je ne peux pas dire si cette brève période a été mauvaise, bouleversante ou même traumatisante. Tous ces descripteurs nécessitent la présence d’une émotion et donc, aucun d’entre eux ne serait représentatif. La seule chose dont je me souviens, c’est que c’était, et c’est toujours… le vide. Vide de tout, y compris de la pleine conscience du temps qui passe. Un état de zombie.
Lorsque notre fille Hollie est née onze jours après la date prévue de l’accouchement, ce fut un processus difficile qui s’est terminé par une césarienne, mais nous avons eu la chance d’avoir un merveilleux médecin sur place pour pratiquer l’opération. Bien que le processus de la naissance ne se soit pas nécessairement déroulé comme nous l’avions imaginé au départ, c’est-à-dire avec le soleil qui transperce les nuages, le chant des anges et un orchestre céleste qui joue de la trompette à son arrivée, cela s’est bien terminé puisque la mère et la fille étaient toutes deux en bonne santé. Comme nous vivons près d’une population qui exige un hôpital de bonne taille et bien équipé, nous nous sommes retrouvés entre bonnes mains et avons commencé notre vie de famille comme nous l’avions espéré.
Quatre ans plus tard, nous attendions avec impatience l’arrivée de notre deuxième enfant. Entretemps, nous avions déménagé dans une région plus rurale et plus éloignée et, bien que nous ne gagnions pas notre vie en pleine nature, les communautés étaient plus petites et les services étaient réduits par rapport à ce que nous avions connu auparavant. Nous nous rappelions les difficultés rencontrées lors du premier accouchement de Rosanne, c’est pourquoi la nervosité et la crainte sont apparues lorsque nous avons appris que le seul obstétricien de la région avait 75 ans. Les inquiétudes concernant la fragilité de son corps, de ses mains tremblantes et d’une légère perte de mémoire nous ont poussés à penser que nous avions besoin de quelqu’un d’autre pour mettre au monde notre prochain petit trésor. L’un de ces beaux médecins de la ville conduisant une rutilante Porsche ferait l’affaire. Quelqu’un ayant accès à de meilleures installations, avec une formation plus récente et à jour et entouré d’un personnel bien formé serait tout indiqué. C’est dans cet esprit que nous avons cherché et trouvé le bon profil et peu de temps après, nous nous sommes rendus en ville pour planifier l’accouchement chirurgical.
Le jour qui devait devenir l’anniversaire de notre futur enfant est arrivé et il était splendide. Magnifique et ensoleillé, le genre de journée qui fait que le monde semble parfait et fait disparaître tous les problèmes. Il y avait une légère brise, le ciel d’automne me réchauffait le visage sans que la sueur ne se forme. Comme l’accouchement était prévu, j’ai eu suffisamment de temps pour me préparer et Rosanne a pris le temps de se coiffer et de s’habiller pour l’occasion. Cela ressemblait plus à une sortie en ville, comme si nous nous rendions à une pièce de théâtre ou à un souper, sauf que dans ce cas, nous étions deux à sortir et nous serions trois au retour.
L’accouchement de notre petit garçon en bonne santé (nous ne savions pas si nous allions accueillir un fils ou une deuxième fille) s’est déroulé exactement comme prévu. Aucune surprise, sauf à l’annonce du médecin accoucheur qui nous a déclaré que « celui-ci a une plomberie extérieure », « Vous avez la famille à un million de dollars », a-t-il ajouté avec un sourire éclatant qui rappelait celui d’une vedette de cinéma. Un nouveau bébé, une femme et une fille en bonne santé et rien que du bonheur à l’horizon. « Comme la vie est belle », me suis-je dit avec une profonde reconnaissance.
Et je le pensais vraiment. Même si je ne nageais pas tout à fait dans les billets de cent dollars tous les jours comme Scrooge McDuck, j’avais tout ce dont j’avais rêvé.
Peu de temps après, nous avons pris avec nous le tout nouveau Hunter et sa grande sœur excitée, nous avons pointé vers l’est, vers les montagnes, et nous sommes rentrés chez nous dans notre petite ville nichée au cœur des montagnes, loin de la ville avec son hôpital de luxe et son fameux médecin. Le meilleur des deux mondes. Obtenez ce que vous voulez et ce dont vous avez besoin dans un centre plus urbain, puis fuyez pour retrouver la paix et le calme que vous offre la nature et un fort sentiment d’appartenance à la communauté. À notre retour, nous nous sommes concentrés sur la vie avec un nouveau-né dans la maison qui est mouvementée et fatigante, mais heureuse.
Au cours de la semaine suivante, Rosanne s’est efforcée d’être une mère merveilleuse pour Hunter et de se remettre sur pied. La chirurgie n’est jamais facile, même lorsqu’elle est pratiquée par un jeune médecin branché et excluant le fait qu’un enfant est issu de celle-ci. Elle éprouvait des difficultés avec les choses habituelles : marcher, tenir Hunter, faire des choses dans la maison. En général, elle allait mieux, mais lors d’une promenade dans le quartier, elle m’a dit qu’elle ne se sentait pas bien. En l’espace d’une journée, elle a été évaluée et on lui a dit qu’elle devait prendre des médicaments suivis d’une petite intervention très simple. Un peu inquiets, mais compte tenu du fait que chacun guérit à son rythme et qu’il peut y avoir quelques obstacles à surmonter en cours de route, nous sommes allés à l’hôpital pour la faire soigner. J’étais certain que ce serait rapide.
Nous sommes arrivés à l’hôpital local et pendant qu’Hollie, Hunter et moi attendions que leur mère nous revienne avec un sourire et un bon pronostic, une infirmière est apparue avec l’instruction solennelle que les choses ne s’étaient pas passées comme prévu et que nous devrions rentrer chez nous. « Elle s’en sortira », nous a-t-on assuré. « Revenez et vous pourrez la voir demain matin. »
J’entendais Rosanne crier. Très inquiet, j’ai demandé ce qui se passait. « Rentrez chez vous » était une consigne stricte. « Revenez demain matin ». Elle a alors pris ses jambes à son cou, elle est passée à travers une porte et nous ne l’avons plus revue. Je voulais désespérément rester, mais j’ai réalisé aussi que j’avais un nouveau-né à soigner et une jeune fille qui avait besoin d’attention. Je suis sorti lentement de l’hôpital avec le son des cris de Rosanne qui me transperçait. Aucune réponse, aucune idée de ce qui n’allait pas, aucun droit de rester à ses côtés, rien que je ne puisse faire. Plus de bonheur. La peur.
Il était trois heures du matin. Je tenais dans mes bras Hunter qui était agité, inconscient du fait que sa mère était dans un lit d’hôpital à des kilomètres de là. Assis dans la chaise berçante à moitié délirant d’épuisement, j’étais assez éveillé pour être terrifié. « Comment cela a-t-il pu arriver? », me suis-je demandé. « Tout allait si bien il y a quelques heures ». Je n’avais toujours aucune idée de ce qui n’allait pas avec Rosanne. Les appels répétés à l’hôpital ont donné lieu à des réponses comme « Elle est examinée » et « Vous pourrez la voir demain matin », ce qui était horriblement insatisfaisant. À 4h30, je n’en pouvais plus. J’ai déposé Hunter dans son siège d’auto et sachant qu’Hollie serait bien entre les mains de ma mère qui était arrivée pour m’aider, j’ai démarré le camion et j’ai conduit vers le sud en direction de l’hôpital. Avec un peu de chance, j’obtiendrais des réponses et une intervention médicale. Ma seule source de réconfort était qu’elle était entre les mains des médecins alors elle irait bien. Parce que c’est ce que font les médecins. Ils soignent les gens malades. Alors tout irait bien.
À cinq heures, je me trouvais dans le corridor, à l’extérieur de la chambre qui avait été attribuée à Rosanne. Elle était branchée à l’une de ces grosses machines qui clignotent et bipent et qui ont des écrans pour afficher l’état de santé du patient. Il y avait cinq personnes qui se trouvaient au-dessus et autour d’elle, regardant alternativement Rosanne puis parlant à voix basse. Le médecin local que nous connaissions a levé les yeux, m’a vu, elle s’est séparée de l’équipe médicale, s’est approchée de moi avec un regard circonspect sur son visage. « Nous avons de la chance », a-t-elle déclaré catégoriquement. « Aucun de nous ne savait ce qui n’allait pas et pourquoi elle souffrait autant. Cela n’avait aucun sens, mais heureusement nous avons un médecin résident d’Afrique du Sud qui a reconnu les symptômes. Il dit que c’est courant dans les pays où il y a beaucoup de violence, chez les personnes qui se font tirer dessus, poignarder ou qui se retrouvent dans des accidents de voiture. Rosanne souffre d’une maladie appelée C.I.D. : Coagulation intervasculaire disséminée. Son sang a cessé de coaguler, son corps est en mode arrêt et il se prépare à mourir ».
Ma peur s’est transformée en confusion et, de manière étrange, en soulagement. Le problème avait un nom et s’il avait un nom, il pourrait être résolu. Parce que c’est ce que font les médecins. Ils traitent les gens avec des problèmes qui portent un nom.
Sitôt le soulagement arrivé, il a laissé place à un état de confusion plus élevé. « Je ne comprends pas. Elle n’a pas été abattue ou poignardée. Pourquoi souffre-t-elle cela? » Avec un regard prudent, le médecin a dit doucement « La C.I.D. est causée par une perte de sang massive. Elle peut aussi résulter d’une opération chirurgicale qui… ne se passe pas bien. Rosanne s’est presque vidée de son sang. La douleur devait être inimaginable. Elle aura besoin d’une opération pour corriger la situation ».
Bizarrement, avec tout ce qui s’était passé, je m’accrochais encore à une branche d’espoir. Ce qui avait failli tuer ma femme serait retiré de son corps par un médecin. Parce que cela avait un nom et pouvait être traité. Le sentiment de confusion s’est quelque peu dissipé et la partie organisationnelle de mon corps est entrée en action, je lui ai demandé « Quand l’opération aura-t-elle lieu? »
« Nous ne sommes pas certains. Elle est trop faible en ce moment et doit reprendre des forces avant que le chirurgien puisse l’opérer. Nous lui avons fait plusieurs transfusions, mais maintenant, c’est elle qui décide. Il n’y a rien de plus que nous puissions faire. »
L’horloge s’est arrêtée. Je ne pouvais littéralement pas voir, même si mes yeux étaient grands ouverts. Aucune pensée du tout, puis la peur, la colère et la panique. Ce n’était pas ce qui devait arriver. Les médecins devaient la traiter. Cela ne pouvait pas dépendre d’elle. C’était à eux de décider. Je ne pouvais pas bouger, ni réfléchir, ni faire quoi que ce soit. Pendant que nous parlions, une infirmière m’avait retiré Hunter des bras et l’avait placé là où il voulait être : à côté de sa mère. Il ne connaissait rien des problèmes médicaux aux longs noms ou des médecins ou de ma peur. Il s’est juste blotti contre la personne la plus importante de sa vie. J’ai regardé Rosanne. Son visage était si pâle et elle avait l’air terriblement faible, mais il y avait autre chose. De la détermination. Du cran. De la force. Elle n’avait pas l’intention d’aller ailleurs.
C’est le vieil homme qui l’a sauvée. Le jeune médecin d’Hollywood avait bâclé les choses et elle a été sauvée par la personne que nous avions écartée. Là où nous avions vu 75 ans et rien de plus, la réalité était qu’il avait 50 ans d’expérience et qu’il avait tout vu. En peu de temps, Rosanne était de nouveau sur pied, fermement ancrée dans la terre des vivants. Elle s’est accrochée à la vie et a continué à travailler, à faire du bénévolat, à être une mère exceptionnelle, à voyager et à devenir un entraîneur de haut niveau. Elle a tout simplement refusé de mourir ce jour-là, même lorsque son corps lui a dit qu’elle devait le faire et que le personnel médical avait conclu qu’elle le ferait.
Bien que tout cela n’a pas été clair dans mon esprit pendant un certain temps, j’ai tiré d’énormes leçons de ces quelques jours intenses. La première était la tristesse, comme si quelque chose en moi était mort. La foi et la confiance que j’avais dans le fait que le système médical pouvait améliorer la situation de n’importe qui tant qu’il savait ce qui n’allait pas ont été anéanties. Cela semble un peu naïf maintenant quand je regarde en arrière, mais c’était comme si on m’avait arraché mon gilet de sauvetage et qu’on m’avait poussé dans les eaux agitées et forcé à nager tout seul.
L’expérience compte. J’ai été si prompt à écarter quelqu’un qui avait des tonnes de connaissances pertinentes à cause de mes propres perceptions déformées sur qui était qualifié pour faire quoi. Lors des discussions de suivi avec le médecin plus âgé, j’ai été très impressionné par son attitude calme lorsqu’il parlait de situations qui étaient une question de vie ou de mort. Il avait vu des cas rares, réparé des dégâts et avait encore une lueur dans les yeux. Il est important de ne pas catégoriser les gens parce qu’ils ont (ou n’ont pas) plusieurs diplômes, certificats et un long CV. L’expérience concrète sur le terrain compte pour beaucoup. Faites attention à ne pas la mettre de côté trop vite, surtout en cette période où nous en avons tant besoin.
Le COVID-19 a bouleversé notre monde et nous naviguons en terrain inconnu. C’est effrayant et incertain, et comme ce jeune homme qui croyait avec tant de véhémence que d’autres allaient arranger les choses, il est facile de nous accrocher à la croyance qu’un chevalier étincelant viendra à notre rescousse. Cela n’arrivera pas. Mais nous avons quelque chose de mieux. Nous et les autres. En chacun de nous se trouve une force profonde et puissante, mais il faut la chercher, l’explorer et la révéler. Il ne s’agit pas de la laisser sur une étagère où nous pouvons la prendre au besoin et la remettre ensuite à sa place quand notre vie repart sur le régulateur de vitesse. D’autres personnes autour de vous l’ont aussi. À la maison, au travail, dans la rue. Les forces abondent. Trouvez la vôtre et elle sera notre planche de salut.