S’en tenir aux faits, et pourtant!
Oct 5, 2021
Keith Sones
Qui aurait pu croire qu’en l’espace de quelques heures lors de cette journée fatidique survenue il y a plus de 40 ans, un seul événement allait réaliser ce que des décennies d’enseignement supérieur n’avaient pas réussi à faire?
Cet événement a permis de créer une communauté internationale d’experts nucléaires.
Le 28 mars 1979, un problème de refroidissement du réacteur TMI-2 de la centrale nucléaire de Three Mile Island dans l’État de New York a entraîné la fusion de près du tiers du noyau combustible. Une petite quantité de gaz radioactif a été libérée, mais pas suffisamment pour constituer un réel danger sur le plan sanitaire ou environnemental. Il n’y a eu aucune victime et la fusion a été contenue.
Je me souviens bien de cet événement. J’avais 15 ans et je comptais déjà trois ans d’expérience comme livreur de journaux, ce qui me donnait un certain « flair pour les nouvelles ». En dépit du fait que j’étais un adolescent obstiné, souvent obnubilé par mon égocentrisme, cela n’a pas atténué mon enthousiasme à savoir ce qui se passait dans le monde.
Après un rapide coup d’œil aux gros titres, je suis donc devenu moi aussi un expert en fission nucléaire. En quelques minutes, j’avais passé au peigne fin toutes les informations à ma disposition, c’est-à-dire tout ce que le quotidien Vancouver Province avait publié, puis j’ai rapidement déclaré avec assurance que l’énergie nucléaire était un fléau sans pareil qui devait être banni de la surface de la terre.
Des millions d’autres experts autoproclamés sont arrivés à la même conclusion à partir des mêmes informations issues de sources similaires. L’énergie nucléaire avait fusionné, elle aurait pu tous nous tuer. Des images de maisons vertes fluorescentes, de chiots déformés et d’une armée de zombies infectés par une myriade de maladies ont envahi les esprits. Le jury avait tranché. Ces usines devaient disparaître et plus aucune ne devait être construite.
Mon point de vue face à l’industrie nucléaire a été considérablement renforcée en 1986 suite au désastre survenu à la centrale de Tchernobyl qui fut une véritable tragédie. Avec des coûts estimés à 68 milliards de dollars et plus de 10 000 victimes à travers toute l’Europe, le mot « désastre » est certainement le plus approprié. Cet événement est venu confirmer que laquelle l’énergie nucléaire était tout simplement une catastrophe inévitable.
À cette époque de ma vie, j’avais été témoin de deux incidents nucléaires majeurs. En 1980, il y avait 253 centrales nucléaires en activité à travers le monde et à la fin de 1986 (après Tchernobyl), il y en avait au moins 133 autres en construction. En revanche, le nombre total d’installations nucléaires mondiales dont je connaissais l’existence était de…
Deux.
Remontons au début des années 2000. Je travaillais comme chargé de projet pour une compagnie d’électricité en pleine expansion dans le cadre d’un programme d’investissement. Concrètement, cela voulait dire que nous devions remplacer un grand nombre d’équipements vétustes et en installer plusieurs nouveaux comme des lignes de transport, des sous-postes électriques, etc. À titre de responsable de l’installation de certains de ces équipements, j’étais souvent irrité par la lenteur ou le retard avec lesquels les permis, les approbations, les consultations publiques et les autres éléments dont j’avais besoin pour pouvoir construire quelque chose étaient accordés. Après tout, c’était la partie facile. J’ai eu beaucoup de mal à accepter le fait que je devais constamment modifier l’échéancier de mon projet, qui semblait pourtant si bien conçu. Je me plaignais constamment de ce problème auprès de mon supérieur, et un jour, il m’a proposé une solution. C’était l’un de ces moments où il faut faire attention à ce que l’on souhaite et il m’a annoncé que je serais désormais la personne chargée de régler bon nombre de ces problèmes.
Je me disais que ce serait facile. Comment pourrait-il en être autrement? Vous vous asseyez avec des gens, vous leur expliquez les plans de construction de cette ligne ou de ce poste, vous leur serrez la main et vous vous mettez au travail. J’aurais terminé à l’heure du lunch.
Il s’agissait là d’un apprentissage intensif mais enrichissant. Quelques mois plus tard, j’ai appris que certains résidents d’une zone où nous avions prévu construire un nouveau poste électrique étaient inquiets. Le site retenu se trouvait à proximité d’un club de golf huppé, mais il serait construit à plus d’un kilomètre de la plus proche résidence, dans une zone adjacente non aménagée. Je me suis dit : « Parfait. Ce sera facile. Je les rencontrerai, leur expliquerai l’emplacement, leur montrerai à quel point le projet est banal et ils seront d’accord. » J’ai donc organisé le rendez-vous.
Il a fallu attendre quelques semaines avant de pouvoir nous asseoir dans un café local pour discuter du projet. J’étais arrivé armé de croquis artistiques, de cartes et de quelques informations techniques. « En gros », ai-je dit aux quelques représentants de la communauté, « vous ne le verrez pas et ne l’entendrez pas. Ce sera comme s’il n’existait même pas. »
Un homme d’un certain âge m’a lancé un regard glacial sans même jeter un œil aux documents posés sur la table en face de lui et a vertement déclaré : « C’est dangereux. »
Je me suis dit : « Ah, il a peur que ça explose. » J’ai souri discrètement et j’ai passé les quelques minutes suivantes à décrire combien l’équipement répondait à des normes de sécurité extrêmement élevées et était utilisé dans des milliers d’endroits sans le moindre problème. Le porte-parole de la communauté des aînés a écouté sans m’interrompre. J’ai terminé mon discours solennel et il m’a dit, le regard toujours fixe : « Ce sont les ondes qui sont dangereuses, ces ondes magnétiques. Votre entreprise va tous nous exposer à ces ondes qui rendent malade. »
En un instant, j’ai compris que j’avais fait fausse route. Il pensait que le champ magnétique émis par le poste serait nocif. J’ai commencé à lui expliquer qu’il n’avait pas à s’inquiéter, que l’effet diminuait très rapidement et que si les effets sur la santé l’inquiétaient, il devait savoir que le temps qu’une personne atteigne la clôture ceinturant le poste, il n’y aurait littéralement plus aucune trace du champ magnétique.
D’un air de défi, il a déclaré : « Je ne vous crois pas. »
« Je comprends monsieur. Je serais heureux de vous apporter un compteur d’un poste similaire installé en ville et de vous prouver qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter. »
« Je ne fais pas confiance à votre compteur », a-t-il rétorqué.
« Très bien », ai-je répondu, sentant que la conversation ne menait nulle part. « Que diriez-vous d’acheter un compteur à nos frais pour prendre des mesures? »
« Je ne saurais pas comment m’en servir. »
Je lui ai fait une dernière offre qu’il ne pouvait pas refuser. « Voici ce que je vous propose. Trouvez un consultant qui effectue ce genre de travail, demandez-lui de venir prendre des mesures et nous le paierons ». Je savais que même si c’était assez coûteux, il était impossible de détecter la moindre trace de champ magnétique à quelques mètres de la clôture. C’était tout simplement contre les lois de la physique.
Compte tenu de cette offre généreuse, je fus étonné qu’il me réponde : « Vous essayez de me faire marcher. Construisez votre poste ailleurs. »
Je suis sorti de la réunion avec un sentiment de défaite. J’avais étayé toutes les preuves à l’appui de mes propos. Mais où donc avais-je fait fausse route?
Au terme de quelques consultations publiques et de nombreux rassemblements communautaires moins formels, le projet a finalement été approuvé et mis en œuvre, mais ce sentiment d’échec m’a suivi. Qu’est-ce que j’aurais pu faire mieux pour que les gens comprennent les faits?
2010. Les Jeux olympiques d’hiver de Vancouver. Ma famille et moi attendions cet événement avec impatience depuis des années, car nous étions impliqués dans le biathlon – une combinaison exténuante de ski de fond et de tir à la cible – en tant qu’entraîneurs et arbitres. Lorsque les Jeux sont enfin arrivés en ville, l’excitation était à son comble.
À proximité des sites où allaient se dérouler certaines épreuves, la ville bourdonnait de nouveaux résidents, d’athlètes, de visiteurs et de bénévoles pour les Jeux. On ne parlait que d’une seule chose : les Jeux olympiques.
À plusieurs reprises, je me suis retrouvé au centre de discussions concernant notre sport de prédilection qui, j’en conviens, est un hybride un peu étrange. La plupart des gens comprenaient la portion ski, donc la plupart des questions tournaient autour du tir à la cible. Comment les athlètes font-ils pour abaisser leur rythme cardiaque après avoir skié si intensément (réponse : ils ne le font pas vraiment)? Comment apprend-on à quelqu’un à tirer (demandez à ma femme, c’est elle l’experte)? Et des tonnes de questions concernant les armes à feu.
À maintes reprises, les gens n’ont pas posé de questions, ils ont simplement émis des commentaires. Le plus courant était « les armes sont dangereuses. »
Puisque j’étais impliqué dans le tir sportif depuis longtemps, je demandais « Pourquoi? Qu’est-ce qui vous fait croire ça? »
« Tout simplement parce que les armes à feu tuent des gens » était la réponse classique. Même mes explications à l’effet qu’il s’agissait seulement d’équipements sportifs très réglementées au Canada, que les athlètes étaient entraînés dans un cadre sécuritaire et que les incidents étaient rares partout à travers le monde n’ont semblé faire aucune différence.
« Ça ne change rien, les armes à feu tuent des gens. »
Quoi que je dise, ils refusaient de l’entendre.
C’est au bout de ces nombreuses discussions que la vérité m’est apparue. Souvent, trop souvent en fait, les gens fondent leurs opinions sur de pures émotions. Les faits n’ont aucune influence sur eux, et bien que j’aie déjà évoqué cette notion dans de précédents articles, il existe un constat dont on ne parle pas assez.
Lorsque nous, et je m’inclus là-dedans, prenons des décisions sous le coup de l’émotion, celles-ci sont généralement mauvaises. Inexactes. Peu éclairées. Voire dangereuses.
Permettez-moi de citer quelques exemples. On compte actuellement près de 450 centrales nucléaires en activité à l’échelle mondiale, qui produisent une énergie propre et fiable 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 et 365 jours par année. Sont-elles coûteuses? Oui. Présentent-elles des risques inhérents? Très peu. Évidemment, nous savons qu’elles ne devraient pas être construites directement sur une ligne de faille. Ces centrales vont-elles considérablement contribuer à la réduction des émissions de carbone dans le domaine de l’électricité? Oui, absolument. Alors pourquoi tant de gens s’opposent à ces projets et continuent d’affirmer que nous devons prendre des mesures significatives pour lutter contre le réchauffement climatique?
Le champ magnétique créé par l’équipement d’un sous-poste électrique risque-t-il de vous porter préjudice? Non, pas du tout. Ces informations sont-elles facilement accessibles? Bien sûr qu’elles le sont, et depuis longtemps. Alors pourquoi voudrait-on empêcher la construction d’un poste électrique et rendre ainsi sa propre alimentation en électricité moins fiable?
Les armes à feu tuent-elles des gens? Certains crimes violents sont commis au moyen d’armes à feu, c’est indéniable. Les propriétaires légaux d’armes à feu au Canada tuent-ils des gens? Cela est extrêmement rare. Cependant, quand on met l’accent sur le renforcement de nos lois déjà très strictes qui régissent les armes à feu au détriment de la répression de l’importation d’armes illégales, notamment les armes de poing qui sont la principale cause des homicides par arme à feu, est-ce que des gens meurent? Oui, ils meurent.
Diverses études révèlent que moins de 1 % des femmes qui dénoncent des agressions sexuelles impliquant une autre personne ne sont pas honnêtes. Ce sont les données. Alors pourquoi présumons-nous si souvent qu’elles mentent? Quelles en sont les conséquences?
Ce ne sont là que quelques exemples. Il en existe bien d’autres. Lorsque des décisions qui nous concernent tous sont fondées sur des perceptions erronées, vraisemblablement fausses, on obtient des résultats prévisibles : de mauvais résultats. Je déploie des efforts considérables pour remédier à cette situation dans ma propre vie, mais c’est difficile. Il me faut du temps pour faire mes recherches, pour remettre en question mes valeurs si celles-ci sont en contradiction avec les faits, pour reconnaître que j’ai peut-être eu tort dès le départ. C’est un travail en constante évolution qui, je l’espère, progresse, mais il reste encore beaucoup de chemin à parcourir.
Et vous?