L’ère de la collaboration
Keith Sones
20 mars 2020
J’avais froid aux pieds. Dans mon empressement à sortir en courant cette nuit-là, quand le téléavertisseur a sonné et m’a informé qu’il était temps de bouger, j’avais négligé d’enfiler des chaussettes. Alors maintenant, j’avais froid aux pieds, et c’était à la fois distrayant et incommodant. Bien sûr, avec tout ce qui se passait à ce moment, il aurait été difficile de susciter la sympathie de mes collègues, mais ils étaient tout de même froids.
Au début des années 1990, ma femme Rosanne et moi avions quitté la ville et vivions dans un comté idyllique en bordure de la Vallée de l’Okanagan en Colombie-Britannique; la réponse du Canada à la plus célèbre Napa Valley en Californie. Après avoir passé quelques années à l’école et au travail dans un environnement urbain, nous avions été attirés par les possibilités que nous offrirait une petite ville. Acheter une maison, fonder une famille et adopter un style de vie plus décontracté que celui qui s’accompagne d’embouteillages, de gratte-ciels et de petits appartements. Au milieu de la décennie, nous étions déjà bien ancrés dans la vie de village. Je voyageais beaucoup pour mon travail, mais notre fin de semaine typique était composée de choses comme la cueillette et la mise en conserve de tomates, la coupe de bois et un souper en commun avec les voisins. Notre petite famille s’était agrandie avec l’arrivée de notre fille Hollie et nous étions toujours ravis de lui faire découvrir notre monde. Il aurait été difficile pour Norman Rockwell de décrire une scène plus confortable.
Afin de m’enraciner davantage dans la communauté, je me suis joint au service local des pompiers volontaires. Il y avait peu d’incendies dans un hameau comme le nôtre, alors Rosanne et moi avons passé la majeure partie de notre temps de bénévolat à nous concentrer sur les aspects sociaux de l’expérience. C’était un flux régulier de collectes de fonds, d’organisations de fêtes pour les enfants (et quelques-unes pour les adultes) et de services de chocolat chaud au public à l’Halloween et à Noël. Il y a eu aussi quelques incendies à combattre et des interventions lors d’accidents de voiture. Les incendies d’immeuble étaient plutôt rares, mais nous avions des kilomètres et des kilomètres d’autoroute sinueuse qui ont causé une certaine agitation. Il n’était pas rare que nous soyons appelés à intervenir lorsqu’une voiture avait raté un virage glissant ou lorsqu’un conducteur ivre avait quitté un tronçon de route parfaitement sec et rectiligne.
C’était l’automne, donc lorsque le téléavertisseur a sonné tard en soirée, je n’avais pas préparé tout mon attirail de vêtements d’hiver, comme cela aurait été le cas s’il y avait eu de la neige au sol. La voix saccadée du répartiteur du 911 a rompu le silence. « Un accident de voiture a été signalé à l’est sur l’autoroute 6 », a-t-il dit sans émotion. « Je répète, un accident de voiture a été signalé à environ 30 kilomètres à l’est sur l’autoroute 6 ». Je me suis redressé dans mon lit, j’ai rapidement enfilé les vêtements que j’avais tout près à cet effet, j’ai couru vers la porte d’entrée et j’ai sauté dans mon camion en direction de la caserne des pompiers. Le trajet a été rapide, car c’était une petite ville, et je suis arrivé prêt à passer à l’action. Sans mes chaussettes.
Tandis qu’un petit groupe de pompiers volontaires se rassemblait, nous avons rapidement démarré deux des camions de pompiers et ouvert les grandes portes de garage. L’un des camions était un véhicule d’intervention rapide, entièrement équipé pour réagir au pire des accidents dans les conditions les plus difficiles. L’autre camion était un engin-pompe d’époque qui aurait plutôt dû être exposé dans un musée. Grinçant et manquant de puissance, il était néanmoins disponible et en mesure de maîtriser un incendie de voiture modéré, et comme nous ne savions pas à quoi nous allions être confrontés en arrivant sur les lieux, il constituait une meilleure option que rien du tout.
Ça se présentait mal. Le camion d’intervention rapide est arrivé en premier, juste derrière la police, et l’équipe a évalué les lieux de l’accident. Je conduisais le deuxième camion un peu plus lentement (d’accord, beaucoup plus lentement) et nous sommes arrivés quelques minutes plus tard. Deux véhicules étaient impliqués, bien qu’il ait été difficile de dire à quelle voiture appartenaient les débris puisque le carnage était manifeste et s’étalait sur la chaussée. On aurait dit qu’une grosse familiale des années 1980 avait foncé tête baissée sur le côté d’une voiture musclée (muscle car) des années 1970 qui a été endommagée au point de ne plus pouvoir la reconnaître. Le conducteur de la grosse voiture s’en était remarquablement bien sorti avec quelques blessures graves, mais il était conscient et cohérent. Vivant et installé à l’arrière de l’ambulance qui venait de faire son apparition, il a été transporté à l’hôpital et notre attention s’est portée sur l’épave qui faisait autrefois la fierté du garage de quelqu’un.
Avant que je ne décrive les prochaines minutes, il est important de comprendre comment l’esprit réfléchit très rapidement lorsqu’il le faut. N’oubliez pas qu’une demi-heure avant que je ne me retrouve sur le bord de la route, au milieu du chaos et des gyrophares des véhicules d’urgence, j’étais dans un lit chaud et je venais de m’endormir. C’était tout ce qu’il y avait de plus standard, ayant passé la journée à faire des choses que vous et la plupart des gens considéreraient comme normales, agréables et tout à fait banales. Ratisser les feuilles, jouer avec ma fille, manger. Une vie très ordinaire. Et maintenant, 30 minutes plus tard, tout cela était temporairement oublié.
On pouvait entendre quelque chose émaner de la voiture, des gémissements et des cris étouffés. Quoi que nous fassions, il fallait agir vite. Armés des « mâchoires de survie », nous avons trouvé la porte du côté conducteur (oui, même trouver le bord de la porte représentait un défi) et avons commencé à la démanteler, scindant littéralement les charnières en deux pour ouvrir la voiture. Cela ressemblait plus à retirer le couvercle d’une boîte de haricots qu’à ouvrir une portière de voiture, si vous voulez visualiser la scène. Après avoir découpé suffisamment de métal froissé pour accéder à l’intérieur écrasé de la voiture, il est devenu évident que le conducteur et le passager avant n’étaient pas ceux qui avaient crié.
Ils étaient clairement morts. Il est inutile de fournir les détails macabres, et bien que je ne sois pas médecin et que je ne puisse pas déclarer le décès légalement, leur état de santé n’était pas remis en question. En nous arrêtant un instant, nous avons réalisé qu’il y avait une troisième personne quelque part dans le tas de plastique et d’acier difforme étant donné qu’un faible gémissement venait sinistrement de l’intérieur. Nous avons rapidement ignoré les deux occupants du siège avant, sachant qu’il n’y avait plus rien à faire pour eux, et avons continué à couper tout ce qui se trouvait entre nous et l’autre passager encore vivant. En quelques minutes, nous l’avons trouvé ; un jeune homme qui avait subi un traumatisme massif, mais qui continuait à se battre pour sa vie se trouvait là. Avec l’aide des ambulanciers, nous l’avons soigneusement sorti et transféré dans une autre ambulance qui l’a emmené. Puis, le silence. Alors que la soirée avait jusqu’à présent été une combinaison d’action, d’adrénaline et de chagrin, elle était sur le point de devenir surréaliste.
Comme l’urgence de l’incident était maintenant passée, nous avons reçu quelques ordres supplémentaires par radio. La familiale appartenait au directeur des pompes funèbres d’une petite ville située à plusieurs kilomètres de là. Il revenait d’une des grandes villes de l’Okanagan où une série de crémations avait eu lieu cette semaine-là. La vieille familiale était remplie d’urnes, les restes des défunts, et on nous a avisés que leurs familles seraient dévastées d’apprendre que leurs proches n’étaient pas parvenus à faire leur dernier voyage de retour. Au lieu de sauver des vies, notre nouvelle tâche consistait plutôt à retrouver les morts. Nous avons cherché à travers l’épave et la forêt à proximité, pour finalement rassembler tous les conteneurs de cendres. Au cœur de cette nuit bizarre, deux pensées m’ont traversé l’esprit. La première était que les urnes étaient extrêmement robustes, chacune d’elles ayant l’air presque neuve même si elles venaient de subir un terrible accident. La seconde était le nom sur l’un des vases, Hazel Mae. « Plus personne n’appelle son enfant Hazel Mae », me suis-je dit. « Elle devait être très vieille et avoir vécu une belle vie ». L’idée m’a apporté un moment de réconfort éphémère.
La tâche étant accomplie, nous avons attendu. Le règlement exigeait qu’un analyste de la circulation de la police participe à toutes les enquêtes sur les accidents mortels, mais il se trouvait à deux heures de route. Nous avons donc attendu. Notre camion était garé très près de la voiture sport détruite dont le conducteur et le passager étaient encore à l’intérieur, j’ai donc été obligé d’attendre à côté d’eux. C’était un moment macabre, presque Monty Pythonesque, d’attendre aux côtés de deux jeunes hommes décédés tout en m’inquiétant de mes orteils froids. La situation était tout sauf normale.
Une heure s’est écoulée et bientôt les gyrophares rouges des véhicules d’urgence se sont estompés avec l’ambre d’un véhicule routier. Une dépanneuse. Le conducteur a ralenti puis s’est arrêté à notre barricade, car l’autoroute était toujours fermée en attendant l’arrivée de l’analyste de la circulation. Il est sorti de son camion et a mentionné avec désinvolture qu’il avait surveillé le scanneur à bande de la police et qu’il avait entendu parler de l’accident, alors il s’est dit qu’on aurait besoin de ses services pour emporter au moins un des véhicules accidentés. Un simple travailleur qui essaie de se faire un peu plus d’argent un vendredi soir. Tandis que ses yeux s’adaptaient à la lumière, il a regardé au-delà des barrières en plastique et lentement le sourire sur son visage s’est effacé pour laisser place à un regard choqué.
« C’est la voiture de mon fils », a-t-il dit en tremblant. « Est-ce qu’il… est-ce que quelqu’un…? »
Le policier à côté de moi l’a regardé et a dit doucement : « Il y avait un passager à l’arrière qui était encore en vie. Les deux autres… je suis désolé ». Le chauffeur de la dépanneuse, l’air choqué remplacé par un visage horrifié, s’est mis à genoux et a crié. Et il a crié. Le constat de la mort de son fils l’a fait descendre où je n’ai jamais vu personne aller, du moins devant moi. Ses gémissements remontaient à loin, d’un endroit qui faisait probablement partie de nous avant même que nous soyons humains. C’était le cri de quelqu’un qui a touché le fond, qui a tout perdu. C’était troublant au-delà du descriptible et j’ai cru en cette seconde précise que c’en était fini pour lui. Ce que je voyais me faisait croire que sa vie était aussi finie que ceux contenus dans les urnes que nous avions rassemblées. Les deux policiers et un ambulancier l’ont entouré en signe de soutien et, la tête dans le brouillard, je suis retourné au camion. Pour attendre. À côté des garçons décédés.
La nuit s’est finalement terminée. Les voitures et les débris ont été ramassés, ainsi que les corps. En moins de 24 heures, nous étions de retour à la vie normale, les événements de cette nuit se sont estompés. J’ai tondu la pelouse, joué avec ma fille, marché avec ma femme. Ordinaire.
Environ trois semaines plus tard, nous avons reçu deux cartes de remerciement à la caserne de pompier. La première provenait des parents de la troisième personne dans la voiture, l’homme que nous avions récupéré et envoyé à l’hôpital. Apparemment, il avait été réanimé deux fois pendant le trajet en ambulance vers la ville, mais il est décédé plus tard dans la nuit. Sa mère nous a remerciés d’avoir essayé de le garder en vie. L’autre venait du chauffeur de la dépanneuse et de sa femme, qui nous ont dit à quel point ils étaient tristes et nous ont remerciés d’avoir respecté le corps de leur fils. D’avoir attendu cette nuit-là. Les orteils froids et tout.
Le fait qu’une personne puisse mentalement passer du désespoir absolu à l’envoi d’une note de remerciement est, à mon avis, une indication de la résilience que nous avons tous en nous. Peu importe si les choses vont mal pour l’un d’entre nous, un avenir meilleur nous attend. Notre situation physique, mentale et financière peut ne pas s’améliorer immédiatement, et même se détériorer dans certains cas. Mais nous nous en sortirons. Vous n’aimez pas votre travail actuel? Quelque chose d’autre vous attend et vous le trouverez. Pandémie mondiale de coronavirus? C’est un gros problème, mais nous allons collaborer et passer à l’étape suivante. Nous avons, individuellement et collectivement, un esprit féroce et une forte volonté de survivre. Il ne s’agit pas d’être un héros ou de projeter du courage lorsqu’on est terrifié par quelque chose. Nous trouverons simplement un moyen d’aller de l’avant. Parce que c’est ce que font les gens.
Et c’est ce que nous allons faire. Chacun d’entre nous.