Regard sur les autres et sur soi

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Sones-400.jpgKeith Sones

1er février 2021

Il y a quelque chose de nostalgique dans l’innocence de la jeunesse qui rend l’enfance plus agréable qu’elle ne l’était probablement, à travers la lentille floue de la rétrospection qui vient avec les décennies qui passent. Il est facile et plus agréable d’oublier les corvées quotidiennes, les échardes dans les doigts à force de fouiller dans des tas de bois abandonnés pour construire un fort dans les bois, ou simplement le froid glacial d’une nuit d’hiver. Une fois ces désagréments effacés de nos mémoires, la vie est belle.

Dans la petite ville canadienne du nord où j’ai grandi, Alan et Earl vivaient de l’autre côté de la rue. John et Gerry vivaient également dans le quartier, à quelques maisons en amont du petit bungalow loué par ma famille. À diverses époques, nous avons tous joué, fait du vélo et couru ensemble, nous nous sommes amusés et avons fait beaucoup de choses stupides (et, à bien y penser, dangereuses) comme le faisaient parfois les enfants au début des années 1970.

Sur la colline située à environ un pâté de maisons, sinistrement surnommée « la descente aux enfers », nous avons organisé des concours improvisés pour voir qui pourrait esquiver le trou d’homme surélevé qui se trouvait à mi-chemin de la pente semblable à des montagnes russes. L’été, nous choisissions un vélo chambranlant, tandis que l’hiver nous obligeait à utiliser du carton pour glisser; parfois, nous glissions très vite lorsqu’un autre enfant apportait une vraie luge ce qui nous permettait de diriger un peu. Même s’il était stupide de risquer notre bien-être, les souvenirs de cette époque sont très agréables, remplis d’amis. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé que les autres voyaient notre petit groupe comme… différent. Le fait qu’Alan et Earl avaient une couleur de peau différente m’avait échappé. À l’époque, je ne savais même pas qu’ils étaient issus d’une famille métisse (héritage des Cris et des Français). Ils étaient juste mes amis.

Quelques années plus tard, ma famille a déménagé dans un autre quartier de la ville et j’ai perdu contact avec mes copains de l’autre côté de la rue, du moins au quotidien. À 11 ans, j’étais un garçon en pleine croissance et je faisais tout ce que font les préadolescents. En plus d’aller à l’école, le baseball, le vélo et essayer de gagner quelques dollars chaque mois en livrant des journaux me prenaient mon temps. En d’autres mots, j’étais un enfant comme les autres, du moins à mes yeux.

Un jour glacial de décembre, je livrais des journaux à vélo (oui, c’était un moyen de transport douze mois par année, même en plein cœur de l’hiver canadien). Il était lent sur la glace et le crépuscule était tombé avant la fin de mon itinéraire. En chemin, j’ai vu trois enfants un peu plus âgés que moi qui se dirigeaient vers moi. Je les avais connus à l’école, surtout en raison de leur réputation de fauteurs de troubles. Sur le qui-vive et ne voulant pas être harcelé, j’ai gardé la tête basse et j’ai essayé de ne pas me faire remarquer, mais le destin n’était pas de mon côté ce soir-là. En quelques minutes, j’étais par terre, brutalisé, l’argent du journal que j’avais collecté s’était envolé. Une mauvaise soirée, ça c’est certain.

Le lendemain à l’école, encore ébranlé par ce qui s’était passé et espérant ne pas tomber sur mes adversaires, j’ai raconté à un de mes amis que j’avais été agressé. Il a réagi avec la juste indignation que j’avais secrètement espéré entendre en guise de réconfort, mais il a ajouté un élément inattendu. Deux des agresseurs étaient de race blanche et il a exprimé son étonnement et sa colère à leur égard. Le troisième était un jeune adolescent métis et mon camarade de classe l’a décrit comme inhumain et sale et lui a attribué d’autres noms méprisants que je ne répéterai pas. J’avais déjà entendu ces expressions racistes, dans la cour de l’école ou en ville, mais il ne m’était pas venu à l’esprit qu’un de mes proches pouvait penser de la sorte. Cela me semblait étrange et déplacé. Comme si j’étais quelqu’un d’autre.

Les sombres changements au niveau personnel peuvent être insidieux; ils se faufilent comme un voleur dans la nuit et nous les acceptons sans même nous en rendre compte. Les mois et les années ont passé et j’ai entendu à maintes reprises un discours similaire, au point où je suis devenu insensible à ce langage, et l’ai même accepté comme étant normal, comme étant correct. À tel point que je l’ai moi-même utilisé, en essayant d’agir comme quelqu’un de dur et de « cool » dans cette petite ville. Cela a fait partie de mon vocabulaire et je suis devenu une personne différente qui classe mentalement les gens en fonction de leur couleur, de leur sexe, de leur âge, de leur origine ethnique, etc.  Bien sûr, je n’y ai pas pensé en ces termes, je l’ai fait, c’est tout. J’ai étiqueté les gens en me basant sur tout sauf sur ce que je savais d’eux en tant que personnes, en tant qu’êtres humains. Ce qui, dans la plupart des cas, se résumait à presque rien.

Sauf quand j’ai croisé Alan et Earl. La seule étiquette que mon cerveau leur a apposée était celle d’ami. C’était une anomalie bizarre quoique positive.

En vieillissant, passant de la vingtaine au début de la trentaine et en quittant cette petite ville, j’ai acquis plus d’expérience en termes d’ouverture sur le monde et j’ai fait la connaissance de plusieurs personnes. L’étiquetage mental que je faisais s’est atténué, mais en toute honnêteté, il n’a pas cessé. Durant mes études (d’accord, en première année, ce terme est à prendre avec un grain de sel) à l’Université de Victoria, j’ai rencontré un autre étudiant dont les parents avaient émigré d’Inde, bien qu’il soit né à quelques centaines de kilomètres de ma ville natale et qu’il soit aussi canadien que moi. Nous sommes devenus bons amis et, avec le temps, j’ai remarqué qu’il avait l’habitude de plaisanter régulièrement sur sa couleur et ses origines familiales. Un soir, après quelques bières dans le dortoir, je lui ai demandé pourquoi il faisait cela, pourquoi il se rabaissait. C’était un type qui riait toujours, mais à ce moment-là, il est devenu solennel. « Écoute Keith », m’a-t-il dit doucement. « Ils vont me voir comme un Indien, pas comme qui je suis, alors je me dis que je vais les devancer et mettre ainsi de côté toutes les blagues à ce sujet. J’en ai entendu plus qu’eux, de toute façon. » Son visage s’est éclairci quand il a remis son masque de protection, m’a tapoté l’épaule et m’a dit avec légèreté : « C’est comme ça que je survis à tout ça mon frère! »

Survivre. Ses mots, pas les miens. Se rabaisser soi-même avant que quelqu’un d’autre ne le fasse. Quel mode de vie difficile et pourtant il semblait heureux et accompli, toujours prêt à faire la fête. J’ai longuement réfléchi à ce qu’il avait dit et j’ai lentement commencé à réaliser qu’il pouvait y avoir une facette entière des gens qui demeurait invisible pour quelqu’un comme moi. Un homme blanc. Quelque chose s’est produit en moi cette nuit-là. J’ai commencé à chercher le côté caché des gens.

L’éducation, celle qui découle moins des livres et plus de la vie, est mouvementée et n’arrive pas toujours parfaitement emballée ou au bon moment. Je n’ai pas eu de révélation du jour au lendemain, mais il y avait des signes, et plus je me penchais sur la question, plus ils apparaissaient. Certains me sont apparus dans le cadre du travail tandis que d’autres se sont manifestés presque par hasard. Au cours d’un projet que je gérais au milieu des années 2000, je me suis arrêté pour faire le plein de mon camion dans une station-service située sur une réserve des Premières nations. En jetant un coup d’œil pour tuer le temps pendant que le réservoir se remplissait, j’ai été frappé par un panneau apposé sur le mur de la station où était simplement inscrit « Les Amérindiens ont toujours travaillé pour gagner leur vie ». Il y a des années, j’aurais accepté cette inscription comme une simple déclaration de fierté et d’assiduité et je n’avais aucun doute sur le fait qu’il s’agissait là d’une information de base. Cependant, je soupçonnais aussi qu’il y avait un sous-entendu non écrit qui se traduisait par quelque chose comme « parce que trop de gens pensent que nous ne travaillons pas vraiment ».   

Les signes sont devenus plus lumineux et plus nombreux au fur et à mesure que je jetais un regard conscient. Assis dans les locaux de la Bande sur une autre réserve du nord, un des conseillers a regardé par la fenêtre lorsqu’un camion, conçu pour l’élagage des arbres, est passé par là en produisant un nuage de poussière. D’un regard à la fois interrogateur et lugubre, il m’a regardé et m’a dit : « Je ne sais même pas par où commencer pour trouver comment on obtient ce genre de travail. Ils passent par ici tous les jours, nous sommes là et nos jeunes cherchent du travail ». Comme si les membres de la communauté étaient invisibles pour le chauffeur de camion.

Au cours de ces mêmes années, j’ai eu l’occasion de parler avec plusieurs femmes qui étaient mal à l’aise ou craignaient carrément certains hommes qui travaillaient autour d’elles. Elles se sentaient traitées comme des objets, parfois harcelées et n’étaient pas prises au sérieux. Leurs émotions allaient de la colère à la peur en passant par la résignation. Vivre avec ces émotions ne m’avait pas traversé l’esprit, car cela ne m’était jamais arrivé. Mais il y avait tellement d’histoires de comportements répréhensibles qu’il était impossible de les ignorer. La vérité était omniprésente et évidente et pendant tout ce temps, j’avais été complètement inconscient, leur situation et leur souffrance m’étaient invisibles parce que je ne les cherchais pas. Même pas un tout petit peu.

Vers la fin de la quarantaine, je suis arrivé à un point où le comportement de gens grossiers qui pouvaient rabaisser quelqu’un ou le traiter différemment et injustement en raison de la couleur de sa peau, de son sexe, de son orientation sexuelle ou de toute autre raison injustifiée m’offusquait au plus haut point. Je me suis surpris à me faire la morale à moi-même et aux autres, déclarant publiquement que c’était tout simplement déplacé et que les agresseurs étaient tous des gens horribles. J’ai aidé qui je pouvais, j’ai congédié un harceleur sexuel avéré, j’ai été aussi amical que possible avec le plus grand nombre possible de personnes différentes. Lorsqu’un ami nous a affirmé son identité sexuelle à ma femme et à moi, je l’ai perçu comme un honneur, une démonstration de ma compassion et de mon ouverture sur le monde. Je ne comprenais pas comment quelqu’un pouvait être ignorant et avoir des opinions différentes des miennes.

Loin d’être achevée, mon éducation s’est poursuivie et, une fois de plus, elle s’est manifestée de manière inattendue. Il n’y a pas eu de choc et personne ne m’a adressé de paroles empreintes de sagesse; la leçon m’est venue dans le silence alors que je roulais sur une autoroute. Elle m’est apparue comme si l’idée était demeurée sur mon épaule pendant tout ce temps, attendant le bon moment pour me parler en toute quiétude. Bien sûr, je savais comment les gens pouvaient devenir intolérants, critiques, racistes et misogynes à ce point. Parce que c’est ce que j’avais été.

Jeune, je voulais faire partie du groupe, mais je n’ai pas porté attention au groupe auquel je m’étais engagé. Je suis passé du statut de jeune personne bien intentionnée et compatissante à celui qui accepte de traiter une personne de façon brutale et irrespectueuse uniquement en raison de son origine ethnique. Si quelqu’un m’avait rappelé cette époque, j’aurais probablement été sous le choc, car j’aurais été vexé que quelqu’un puisse me percevoir de cette façon. Mais ils auraient eu raison. 

Je ne vais pas tenter de créer une polémique ou de « réveiller » les gens sur ces pages – ce n’est pas le sujet de cet article. Mais quand je regarde une personne, est-ce que je vois la couleur, le sexe, le handicap, la taille et tout autre attribut qui la rend différente de moi? Bien sûr que oui. Je vois des gens, beaucoup de gens qui ont dû endurer beaucoup de choses et qui ont quand même réussi à s’épanouir. Je reconnais que pour bon nombre d’entre eux, cela a été douloureux et les a au moins amenés à surmonter des obstacles qui ont été mis là en raison de l’ignorance et de l’aveuglement volontaire des autres. Ces gens sont résistants et forts. Ils ne se voient peut-être pas comme ça, mais chaque personne qui a parcouru un chemin jonché de regards de travers, de railleries et de moqueries, de discrimination pure et simple ou qui s’est sentie invisible, vous avez cette force. Merci de m’avoir montré ce qu’il y avait devant moi tout ce temps et de m’avoir accordé les décennies nécessaires pour que je puisse vous reconnaître.

Vous avez mon plus profond respect.

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